Algérie : « La situation est très grave »

Celui qui dirigea le gouvernement algérien, avant que les islamistes ne remportent le premier tour des législatives en 1991 et se fassent priver de leur victoire au second par une intervention militaire, fut aussi patron de la puissante Sonatrach et ministre des Finances lors des émeutes d’octobre 1988. Sid Ahmed Ghozali se livre sans détour au JDD.

Comment analysez-vous les résultats officiels publiés par les autorités de votre pays?

Comme un non-événement. Cette élection, comme toutes les autres, était préfabriquée, c’est une vaste fumisterie, mais cette fois-ci, le grotesque a dépassé toutes les bornes. L’Algérie va se retrouver devant de vrais problèmes qu’on a toujours occultés.

Mais compte tenu de l’état de santé du président Bouteflika, qui va gouverner maintenant?
Cela n’a aucune importance, c’est une fausse question, car tous les personnages que vous voyez sur le devant de la scène ne sont que les acteurs d’un casting mis en scène par le même scénariste. Bouteflika a dit qu’il était le vrai chef et en principe le président préside. Mais cela fait très longtemps qu’une oligarchie cachée dirige ce pays et ceux qui la représentent ne sont que des exécutants.

Pourtant, vous-même avez bien dirigé le gouvernement algérien, lorsque vous étiez au pouvoir?

Je n’avais pas le vrai pouvoir et j’étais même allé devant l’Assemblée nationale à l’époque pour dire que mon gouvernement était handicapé par l’absence de légitimité populaire. Je n’étais pas dupe. Mais à la différence de ceux qui m’ont succédé, je n’étais pas un agent du système, mais un serviteur de l’État.

Quels sont les défis pour l’Algérie dans la nouvelle phase qui s’ouvre?
La situation est très grave. Sous une apparence d’opulence, notre société est très exposée. Ce pays vit d’une richesse qu’elle ne crée pas : 98 % du budget et des importations sont financés par les hydrocarbures. À force de ne rien créer, ni matériellement ni en valeur ajoutée, l’argent de la rente ne pourra plus très longtemps acheter la paix sociale. Cette richesse va fondre au soleil, car nous la dépensons mal et parce que la corruption s’est multipliée au moins par dix ces vingt dernières années. Imaginez une seconde que le prix du pétrole baisse! Quant à la gestion des réserves actuelles, elle est très mauvaise, si bien que la production est en baisse.

Cela laisse quand même du temps?
Non, je ne vous parle pas de ce qui se passera dans vingt ans mais dans moins de cinq ans. La mauvaise gouvernance et la corruption générée par l’import-export font qu’un kilomètre d’autoroute nous coûte aujourd’hui quatre fois plus cher qu’en Europe. L’argent nous file entre les doigts quand il ne quitte pas le pays. Ce sang que nous perdons aurait pu servir aux Algériens pour créer de la richesse. Cette corruption est en train de nous ruiner.

Quelles pourraient en être les conséquences?

Notre population ne supporte pas le changement. De mon temps, on importait 10.000 voitures par an. Aujourd’hui, c’est 500.000. Lorsque nous n’aurons plus les moyens d’importer par manque de cash, les gens se révolteront. Comme en octobre 1988 lorsque le peuple est descendu dans la rue. Il faut s’attendre à quelque chose de terrible. C’est d’autant plus préoccupant qu’il n’y a même plus de parti capable de récupérer la rue et de canaliser le mécontentement.

Qu’est-ce qui vous fait donc rester dans votre pays alors que tant d’autres le quittent?

Je n’ai plus 20 ans. Je ne suis pas comme mes camarades français [Sid Ahmed Ghozali a étudié en France aux Ponts et chaussées, et c’est un ami de Lionel Jospin] qui ont un pays qui marche. Partir, ce serait reconnaître l’échec de toute une vie. Et puis, quand on a été un homme public, on doit rester utile. Je ne suis plus à la recherche d’un poste politique, mais je dois continuer à tenir un langage de vérité aux Algériens.

Par François Clemenceau

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